Une espèce à part
La parole entraîne, l’exemple enseigne. (Joseph Joubert)
Ne s’improvise pas enseignant qui veut. Ni peintre, politicien ou policier, certes, mais il reste que l’on attend beaucoup de ceux à qui on confie nos enfants : l’infaillibilité des connaissances, l’attention pour chaque élève, une moralité papale, une maîtrise académique de la langue, enfin une main de fer dans un gant de velours. À cela, Jean Trudeau ajoute la passion. Il a raison, car il n’y a pas de meilleur moyen d’insuffler aux élèves la joie d’apprendre. Mais si l’idée de lier le salaire des enseignants à leur passion est figurative, je déplore le peu de considération, bien réel, qu’il porte au surcroît de tâches qui les accable. Non pas principalement pour l’argent, mais justement parce que l’accablement mine la passion. Du reste, exiger d’être surhumain mène à l’inhumanité.
Je conviens que les statistiques pèchent par généralités. Néanmoins, pour ceux entraînés par le pressoir du travail supplémentaire, il ne s’agit pas « d’âneries », loin de là. J’ai déjà fait l’exercice méticuleux de comptabiliser mon temps de travail, lequel dépassait largement les 11 heures. On trouvera d’autres exemples détaillés de la part de Mathieu Noppen et Michäel Foussard. Pas étonnant que les jeunes décrochent de la profession.
À la lourdeur de l’horaire s’ajoute la dureté du milieu. Tous les éducateurs constatent que les jeunes sont différents. Parlez-en à Karine, cette « fille très intelligente, énergique, déterminée [et] motivante [qui] après seulement quelques mois en classe [...] est en train perdre toute motivation à enseigner » (Les carnets du renard Roux : Un cri du coeur). L’école ne peut pas laisser filer pareil talent. Perdre la passion, c’est perdre sa jeunesse.
Dans une société qui repose sur la reconnaissance du travail, pourquoi discrimine-t-on les éducateurs? Les enfants sont-ils moins importants que les papiers noircis par les fonctionnaires? En vérité, les questions d’argent ravivent l’égoïsme en chacun de nous, payeurs ou bénéficiaires. Le bénévolat a tôt fait de s’institutionnaliser en droits pour les uns et en devoirs pour les autres. Du coup, la gratitude cède le pas au rabaissement.
L’expérience m’a endurci. Tout de même, j’ai un haut-le-corps chaque fois qu’on jette du sel sur la plaie. Il ne suffit pas que je fasse abnégation de mon temps, que je me donne à mes élèves, que je sombre deux fois dans la dépression, que mon épuisement mène au divorce. Il ne suffit pas que je sacrifie mes propres enfants. Les larmes sont le salaire de ma passion. Les gens n’aiment pas qu’on leur rappelle et la négation vient plus facilement que la reconnaissance. Je ne suis, finalement, qu’une statistique. Jean a raison : c’est bête. Et je suis un âne de continuer.
Il semble que les enseignants aient évolué en une espèce distincte. À juger par les caractéristiques nécessaires pour enseigner de nos jours, notre physionomie s’est transformée. En plus des compétences cognitives, les universités devraient exiger un examen médical qui atteste certains traits :
- des yeux tout le tour de la tête pour observer la classe
six oreilles pour les élèves qui parlent en même temps
six bras pour tout à la fois planifier, corriger et communiquer avec les parents
un estomac de ruminant pour ces midis où l’on n’a pas le temps de dîner
une couenne épaisse pour se barder contre le stress et la dépression
l’échine bien souple qui ploie devant les tracasseries des gestionnaires
le dos large pour porter le blâme des maux de la jeunesse
une lobotomie de la mémoire émotionnelle pour oublier les insultes
un cerveau à tiroirs pour l’enseignement individualisé et les caprices des parents
et surtout deux coeurs, l’un que l’on gardera précieusement pour ses enfants quand on rentre fourbu à la maison.
(Image thématique : Shiva avec multiples bras et têtes, Angkor)
Par ricochet :
La réforme et le travail des enseignants
Journée de travail d’un enseignant
Réactions sur la lourdeur de la tâche
Le travail supplémentaire des enseignants
Le syndicat des dinosaures? (École et société)
Vous pouvez suivre les commentaires en réponse à ce billet avec le RSS 2.0 Vous pouvez laisser une réponse, ou trackback.
Non obstant les statistiques, auxquelles on peut souvent faire dire ce que l’on veut, je n’ai qu’à observer ma ColocCopine qui a présentement ±70% de tâche d’enseignement, en français de sec V : si elle n’est pas déjà partie à 9h du matin, elle est sur le point de le faire ; elle revient généralement un peu avant 18h, ce qui représente ±45 heures, arrondissons à 40. Ses soirées et ses fins de semaine sont remplies de corrections et de préparations de cours : rajoutons au moins 10 heures pour la semaine et, au minimum, un autre dix, pour les fins de semaine, ce qui nous donne une semaine de 60 heures, mais pour un deux tiers de tâche d’enseignante et le salaire qui vient avec…
De plus, c’est sa première année en sec V, elle ne fait donc pas que refaire ce qu’elle a déjà fait ; en plus, tous, même elle, ignorent ce que sera sa tâche l’an prochain : peut-être un autre niveau d’élèves, et peut-être donc un nouveau « problème » à résoudre ! Si deux tiers de tâche = 60 heures de travail par semaine, une tâche pleine = 90 heures ?
En effet, il faut être passionné(e) pour accomplir un tel métier, d’autant plus que dans certaines matières, on peut se ramasser avec six groupes, 200 élèves différents, et 200 examens, devoirs à corriger, préparer. À 90 heures par semaine, plus la passion incontournable que ça prend pour être enseignant(e), leurs salaires devrait être doublés, (voire triplés, pour rejoindre la « trilogie » suggérée par François…)
6 groupes seulement ? Une aubaine ! J’en ai déjà eu 426 une année au secondaire. Bon, OK, j’avoue avoir ramassé cette année-là tout ce qui s’appelait « queue de tâche », et ce, malgré une permanence… J’avoue aussi avoir eu, ces années-là deux autres « jobs » à temps partiel, en musique, la fin de semaine… Mais, à l’école, je ne faisais que gérer des gens, des élèves, leurs parents, des dossiers de trop de gens… (Voir à la fin de ce commentaire pour la suite de l’idée…)
Je veux aussi préciser mon commentaire sur un billet précédent où je disais être d’accord avec Jean Trudeau sur un sujet : on DEVRAIT reconnaître la passion chez les enseignants. Sauf que cette reconnaissance, on a essayé d’en faire une à coup de chiffres tous plus bébêtes les uns que les autres, une formule exaspérante qui tuerait toutes les initiatives si on l’appliquait à la lettre… (C’est pour quand, cette application? : Jamais j’espère, mais on ne sait jamais !)
Alors vu que cette reconnaissance idéale, voire utopique, est impossible dans le présent système, que reste-t-il de possible? C’est ce que François soulève, je crois, et de dire que nos arguments de « tentative de faire reconnaître quelque chose » sont des âneries m’apparaît être un raccourci tout aussi loufoque que ce qu’il dénonce. Et là-dessus, je ne puis être d’accord…
Je viens de relire le commentaire initial de Jean Trudeau dans l’autre billet et j’y lis : « comme si le travail d’enseignant était un travail à la chaîne »… Ah, ce n’est pas le cas?, ai-je envie d’écrire… (Voir au début de ce commentaire pour un exemple parmi d’autres). À voir certains côtés du travail d’enseignant, on se sent PARFOIS comme un travailleur d’usine dans une chaîne de montage. Non que je veuille déprécier ces métiers, mais avouons que le côté autonomie professionnelle d’un enseignant est une notion souvent assez abstraite de la part de certains dirigeants…
La question des enseignants à temps partiel et à statut précaire, et ils sont nombreux dans ce cas, est une autre forme d’exploitation déplorable. Djeault en donne une fameuse illustration. C’est un peu pour cela que j’ai ajouté le récent billet d’André Chartrand en ricochet au bas du billet.
Le dernier commentaire de Sylvain me rappelle cette boutade d’Éric Griffin que j’adore : On n’a plus le temps d’enseigner!
Toutes mes excuses de vous avoir blessés en utilisant le terme ‘âneries’ : je me suis emporté et je regrette d’avoir ainsi laissé entendre que je dépréciais le travail des profs. Car il n’en est rien; j’ai au contraire la plus grande admiration pour cette vocation (si ce mot a encore un sens) : car c’en est une. La description haute en couleurs qu’en fait François l’illustre on ne peut mieux.
Ce que j’ai surtout voulu souligner, c’est que la reconnaissance des profs ne peut se faire équitablement selon un tarif horaire. Ce critère utilisé dans les écoles comme s’il s’agissait d’usines de production laisse entendre que l’acte éducatif est mesurable, calculable, chiffrable et qu’il doit être financièrement rentable. Or ce qui devrait aujourd’hui plus que jamais distinguer la formation en direct — par opposition à tout autre type de formation, comme la formation en ligne par exemple — c’est la transmission incommensurable de votre passion pour la connaissance libératrice de l’esprit.
Bonjour,
Si je peux me permettre, «passion» et «vocation» sont deux termes qui me semblent piégés. Étymologiquement, la «passion» est ce qui nous afflige et nous fait souffrir ( http://philopassion.ibelgique.com/txt/etymologie.html ). Je comprends bien qu’on veut désigner par là autre chose, comme l’enthousiasme et la bonne humeur, mais sans doute aussi et surtout un degré d’implication (écrire des centaines de commentaires *personnalisés* lors des corrections à répétition, réactualiser des exemples en tenant compte de l’hétérogénéité des groupes, etc.). Si par «passion» on désigne en fait ce type de mobilisation ou d’implication, il me semble que le lien avec les heures supplémentaires apparaît alors davantage. Et même la créativité est pour beaucoup affaire de travail et de temps.
–/Citation début/–
«Dans une société qui repose sur la reconnaissance du travail, pourquoi discrimine-t-on les éducateurs? [ ] Le bénévolat a tôt fait de s’institutionnaliser en droits pour les uns et en devoirs pour les autres. Du coup, la gratitude cède le pas au rabaissement.» (François Guité)
–/Citation fin/–
Je trouve cette remarque très juste. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je me méfie du terme de «vocation». De ces communautés religieuses qui autrefois s’occupaient d’éducation, de ces personnes qui parfois vivaient littéralement à l’école et dont on disait qu’elles avaient la vocation, quelle reconnaissance est-ce qu’on leur donne aujourd’hui ? Il me semble qu’à cet égard, il y a quelque chose de révélateur dans le peu de reconnaissance qu’il reste aujourd’hui pour les personnes ayant pu choisir ce genre de «vie». Bien sûr, je ne crois pas qu’aucun éducateur ne puisse faire ça que pour une question d’argent (ce serait d’ailleurs un mauvais calcul), mais il ne faudrait pas en revanche que le bénévolat se trouve «normalisé», sans qu’on ne s’en rende trop compte, par les termes de «passion» et de «vocation» (même si je comprends bien que ces termes viennent à l’esprit).
Merci François pour vos fréquents billets, c’est précieux !
En réponse à Jean, d’abord :
Il me semblait bien que c’était l’esprit de ton commentaire, mais l’ambiguïté du propos me donnait une belle occasion de m’élancer sur un sujet qui exaspère très facilement les enseignants, comme t’es en mesure de t’en apercevoir ;-)
Je suis navré, tout de même, de t’avoir ainsi mis sur la sellette. À mon tour de m’excuser.
Ton implication communautaire est garante dans une large mesure du respect que tu portes aux gens. Et je devine que personne n’a de leçons à te donner sur l’engagement bénévole. Je demeure éternellement un admirateur.
En réponse à Patrice :
Merci de me ramener au sens premier de passion. Ta contribution m’est précieuse. J’avoue que je me laisse facilement entraîner à l’acception moderne du mot, associée à passionnant. Mais le mot est si beau. Je gagnerais par contre à varier (et enrichir) mon vocabulaire par des mots tels que enthousiasme, comme tu le suggères très justement, mais aussi ardeur, chaleur, coeur, élan, flamme, voire ferveur.