Quand les élèves s'approprient la réforme
L’homme est au-dessus du citoyen. Aucun État ne vaut Shakespeare. (Fernando Pessoa)
J’ai participé hier à une journée de réflexion sur l’éducation organisée par Québec solidaire sur la réforme de l’éducation. Le jeune parti cherche à définir une politique de l’éducation. L’invitation est venue de mon adhésion au RAEQ. Par conséquent, j’y défendais la réforme en tant que moyen de faire avancer l’éducation, et pas seulement le renouveau pédagogique. L’événement a pris la forme d’un débat entre les adversaires renouveau, en l’occurrence Gilles Gagné et Pierre St-Germain, deux membres de Stoppons la réforme, et ses défenseurs représentés par Michèle Théroux, qui oeuvre entre autres au Conseil supérieur de l’éducation, et moi-même. Je m’attendais, évidemment, aux clichés habituels contre la réforme : abandon des connaissances, pédagogie du projet, langue de bois, dérives du socioconstructivisme, échec de l’intégration, rejet du redoublement, etc. Mais ce qui m’a le plus étonné, c’est l’attachement de plusieurs intellectuels, pourtant gauchistes, à l’évaluation chiffrée des connaissances.
C’est dingue ce que les gens sont conditionnés au pourcentage et à la performance momentanée en tant qu’étalon de l’apprentissage. Il y a là, je crois, le reflet d’une culture occidentale façonnée par la précision et la certitude de la science pure. En outre, notre matérialisme obnubile la dimension immatérielle des choses, notamment l’appréciation immensurable de leur qualité.
On ne s’étonnera pas, par ailleurs, que des membres d’un parti politique de gauche réclament de l’école qu’elle forme les élèves à la citoyenneté. D’abord, il y a un réel danger à juxtaposer former et citoyenneté. Celle-ci, à mon avis, naît plutôt du développement de l’être, dans la compréhension qu’il se fait de sa relation avec ses semblables; ce sentiment d’interdépendance doit éclore plutôt qu’être reproduit.
Si cela peut rassurer ceux qui s’inquiètent de l’éducation véhiculée par le renouveau pédagogique, je prendrai à témoin deux actions qui illustrent l’efficacité d’un modèle qui mise sur l’actualisation des connaissances. D’abord, ce merveilleux billet de Véronique Guillotin, une élève de 3e secondaire, qui jette un regard critique, mais posé, sur les événements de son milieu. Si ce n’est pas cela l’exercice de la citoyenneté, alors, je me demande bien de quoi il en retourne. On admirera, j’espère, toutes les compétences qui sous-tendent une telle écriture : compétences langagières, de communication, de jugement critique, d’analyse et de synthèse des connaissances liées à l’univers social, et j’en passe.
Un autre exemple remarquable nous vient de Michaël L.D., un élève de 2e secondaire, qui met ses services au profit de sa communauté. Or, le service communautaire ne représente-t-il pas la plus haute expression de l’action citoyenne? La communication, cette fois, passe par la vidéo, mais les compétences (et les connaissances) sont tout aussi évidentes dans la mesure où il a su adapter le moyen à la finalité. Le blogue de Michaël, par ailleurs, foisonne de textes impressionnants.
Dans les deux exemples ci-dessus, il appert que les apprentissages ne sont pas évidents aux habitués de la mesure des connaissances. Une compétence ne peut pas être que superficielle; elle repose sur une formidable base de savoirs accumulés, mais dissimulée en profondeur. La pointe de l’iceberg, aussi impressionnante soit-elle, distrait de l’énorme masse informe sur laquelle elle trône. Je crois déceler, chez ceux qui ne démordent pas des connaissances, l’assurance qui vient de la mesure de l’unité. L’évidence et la simplicité facilitent la certitude.
Nous sommes entraînés à mieux comprendre un objet produit en série qu’un Picasso.
(Image thématique : Citizen, par Gergely Gabay)
Par ricochet :
Les blogues scolaires et l’apprentissage
Les blogues scolaires pour l’éducation à la citoyenneté
La classe en tant que 3e lieu de socialisation
L’école de la réalité
Les blogues scolaires pour combattre l’intimidation
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Bonjour François !
J’avoue, cet extrait de ton billet m’a un peu jeté en bas de ma chaise:
« Mais ce qui m’a le plus étonné, c’est l’attachement de plusieurs intellectuels, pourtant gauchistes, à l’évaluation chiffrée des connaissances. »
En lisant ça je me suis dit: ben coudonc, en voilà un autre qui revendique la réforme au nom de la gauche. Tu sais, on a déjà eu une discussion sur ces histoires de droite, de gauche et des propriétaires de la réforme chez André Chartrand, juste ici:
Et mon premier commentaire à l’article d’André avait justement été ceci: « Excusez-moi Monsieur Chartrand, mais j’en ai un peu ras le ponpon. J’en ai ras le ponpon qu’on me dise que parce que je préfère les bulletins chiffrés, je suis forcément conservateur, réactionnaire et de droite. Alors que si je déchirais ma chemise pour les cotes et l’évaluation dite qualitative, je passerais pour progressiste et de gauche. Pour moi, il n’y a pourtant ni droite ni gauche là-dedans. Il y a juste une façon de traduire les résultats aux parents dans un outil de communication qui s’appelle le bulletin qui est plus efficace qu’une autre. »
Plus loin, j’avais rapporté ces propos de Foglia qui ont paru dans la resse quelques jours après le début de nos échanges sur cette question:
« Ça c’est amusant, notez-le, la réforme serait de gauche et l’anti-réforme, de droite parce que conservatrice (et élitiste).
Et si c’était un peu plus tordu que cela?
Et si, par un certain nivellement par le bas mais aussi par son ouverture sur la vie, sur la pratique, par sa substitution de «l’apprendre» par «le faire», la réforme était effectivement de gauche dans son application, mais avec une finalité de droite: former des demi-analphabètes fonctionnels, bien intégrés au milieu, je veux dire au marché?
Et si, à l’inverse, mon école à moi était effectivement de droite derrière ses murs et ses règles qui en font un lieu protégé de l’actualité et des modes du temps, avec des savoirs à apprendre plutôt que des habiletés à intégrer, mais de gauche quant au résultat, en cela qu’elle formerait des citoyens critiques de leur milieu et capables de s’en libérer? » (Pierre Foglia, la Presse du 6 septembre 2007)
Je suis vraiment content que tu aies eu le loisir de t’y rendre, François. Lors du dernier congrès de QS, plusieurs espéraient mettre un terme au débat et prendre définitivement position. L’initiative des journées d’étude venait justement du fait qu’une majorité ne se sentait pas prête à prendre position formellement sur la question du renouveau pédagogique. Je comprenais mal à l’époque pourquoi nous nous entêtions à vouloir intervenir dans ce débat au risque de nous aliéner plusieurs progressistes, surtout considérant que la plateforme de QS contenait déjà de nombreuses autres propositions sur l’éducation qui auront une incidence réelle sur les possibilités offertes aux élèves et aux enseignantes.
Malheureusement, en ce moment de l’année riche en congrès et en colloques, moi et ma douce avons dû annuler notre participation à la seule journée d’étude qui demeurait, soit celle de Québec. Je m’en veux de ne pas avoir eu le courage de me déplacer. Je craignais ce que tu décris.
Lors du dernier congrès, plusieurs ont avancé les arguments que tu as sans doute dû rappeler. Ce qui fut particulièrement étonnant ce fut qu’au sortir du congrès, plusieurs enseignantes sont venues nous dire qu’elles n’avaient jamais entendu le renouveau pédagogique défendu de cette façon, mais bon… J’en arrive à la conclusion, peut-être un brin défaitiste, qu’il y a des limites à l’énergie que je peux mettre à défendre un plan que le MELS se refuse à bien présenter. De toute façon, comme tu le sais, les enseignantes novatrices continueront leur travail, peu importe ce qui advienne de la réforme. Malheureusement, elles devront le faire sans l’appui réel du MELS, sans les ressources pour réellement mettre en marche leurs visions… sans compter toutes les enseignantes qui n’oseront tout simplement pas se lancer.
Cela dit, tu as vu que les écoles alternatives ont demandé une dérogation ministérielle pour éviter de devoir utiliser les bulletins chiffrés ?
Les propos de M. Le Neuf rejoignent ceux de certains de mes collègues sur le terrain et les miens. Ce clivage doite-gauche n’est pas fondé, quant à moi.
@ Michel et Luc : Vous avez raison, bien sûr. Je ne croyais pas susciter une réaction aussi vive en exprimant un simple sentiment face aux circonstances. Car l’allusion au gauchisme n’était que cela, un sentiment de surprise devant la véhémence de quelques personnes présentes; je ne portais surtout pas un jugement, ni ne faisais une assertion liant la gauche à la réforme. Il me semblait évident que le contexte se limitait à ceux qui étaient présents à l’événement. Désolé de ne pas avoir été plus clair. Pour préciser un peu le contexte de mon sentiment, il faut savoir que les personnes en question ont clairement manifesté leur opposition au système scolaire en tant qu’outil du pouvoir politico-économique. Devant tant d’extrémisme, j’étais étonné qu’ils ne voient pas l’évaluation chiffrée ad nauseam comme contribuant au tri social. Dans mon for intérieur, je faisais la comparaison avec la Finlande, où on accorde très peu d’importance à l’évaluation formelle et où on reconnaît les différences dans le rythme d’apprentissage.
@ Charles-Antoine : J’ignorais tout de la demande de dérogation des écoles alternatives. Merci de la nouvelle. Quelques observations et nouvelles, par ailleurs, glanées lors de la réunion : 1) il n’y avait malheureusement qu’une quinzaine de membres de Québec solidaire présents pour amorcer la rencontre; une dizaine de membres, arrivés de Montréal, se sont joints à nous un peu plus tard; 2) la très grande majorité des membres présents étaient aussi des éducateurs; 3) la plupart des membres qui se sont exprimés étaient favorables à la réforme; 4) on m’a dit que les membres du parti étaient passablement divisés, lors du congrès national du parti, sur la question de la réforme.
Pour ce qui concerne le point précis des écoles alternatives, voici le commentaire que j’ai laissé chez Mario (http://carnets.opossum.ca/mario/archives/2008/06/ecoles_alternatives_bulletin_chiffre.html#comment), à la suite d’un billet qu’il écrivait sur le sujet:
« Les écoles alternatives ne sont pas montées au front en récitant des prières. Leur position au regard du bulletin aurait, selon leurs aviseurs légaux, une assise juridique. Je t’explique vite fait. Au Québec, c’est le ministre de l’Éducation seulement qui peut accorder un statut particulier à une école. Cette disposition est claire et prévue à la loi et aux règlements en vigueur. Or, tu vois, l’évaluation critériée, selon le point de vue de ces écoles alternatives, fait justement partie de ce que ces écoles ont de « particulier » et pour quoi elles ont justement obtenu un statut spécial du ministre. Donc, comme il s’agit d’un statut spécial et d’une exception prévue, les changements relatifs au bulletin qui s’adressent à tout le monde ne les touchent pas forcément puisqu’ils ont un statut différent et reconnu comme tel par le ministre. »