L’intégration, c’est de la désintégration. (Houda Rouane)
La question peut sembler triviale, mais elle sous-tend un choix fondamental quant au rapport de l’homme à la technologie. Comme quasi tout le monde dans mon entourage, je parlais au début d’intégration des TIC, jusqu’à ce que des discussions m’amènent à voir la portée déshumanisante du premier terme et abaissante du second. Au regard de ce dernier point, je n’utilise plus l’acronyme que dans les titres, par économie d’espace. Quant à la distinction d’intégrer ou d’utiliser les nouvelles technologies de la communication, je privilégie le second. Or, une discussion intéressante avec Dominique Plourde et Sandra Laine a ramené le sujet sur le tapis.
L’origine du mot technologie nous ramène à la notion de technè, c’est-à-dire aux artefacts des artisans et de leur art. L’industrialisation de la production a éloigné l’objet du créateur originel, comme quoi son usage même s’est fait machinal. Dès lors que l’homme intègre un objet à son existence, qu’il « fait entrer un élément dans un ensemble en tant que partie intégrante » (Robert), il concoure à sa propre dénaturation.
Je ne suis pas professeur de mathématiques. Néanmoins, le débat entre l’utilisation du calcul mental ou de la calculette symbolise en quelque sorte le différend entre les partisans et opposants à l’intégration des nouvelles technologies de l’information à l’école. En réaction à la piètre performance des élèves aux tests standardisés, certains prônent même le retour aux notions de base (New York Times : As Math Scores Lag, a New Push for the Basics). Or, nous savons tous la place démesurée accordée aux mathématiques dans une société absorbée par les sciences et le rendement économique. Mais comment faire la part des choses ? Et plus important encore, comment concilier le développement humain et une technologie de plus en plus envahissante ?
Il y a quelques années, le conseil d’établissement de mon école a dû débattre de l’achat de calculatrices graphiques pour les élèves de 4e et 5e secondaire. Le coût prohibitif de ces appareils, ainsi que les efforts de réduction de la facture scolaire, faisait en sorte qu’on ne pouvait exiger leur achat par les élèves. Après avoir débattu leur valeur pédagogique, alors même que les professeurs de mathématiques ne s’entendaient pas, il fut résolu que l’école achèterait quelques jeux de ces calculatrices à prêter aux élèves des enseignants qui en faisaient usage. Ce fut une solution d’accommodement, car le débat manquait de fondements.
Des lectures récentes montrent que la question de l’usage de la calculette en classe n’est toujours pas résolue, comme en témoignent ces articles :
Quelques découvertes récentes, ainsi que des commentaires judicieux, m’ont amené à me questionner sur l’intégration des nouvelles technologies de la communication en éducation. En préconisant à la fois l’humaniste et la technologie, il me fallait concilier le dilemme.
D’abord, il y a eu ce commentaire [note de l’auteur : ce lien n’est plus actif] très pertinent de Christian Jacomino, appuyé de Gilles Jobin, en réaction à un billet sur la corrélation possible entre les difficultés en lecture, le décrochage et le suicide. Je me permets de rapporter ici les parties des deux commentaires qui soulignent la primauté des considérations humanistes.
Ce qui nous amène à considérer en outre le rapport au langage lui-même comme moyen privilégié de communication avec les autres. Nous avons besoin de la parole de l’autre davantage que du pain, et sans doute bien davantage encore que de l’ordinateur. Et quand cette parole nous manque, ce n’est pas seulement notre capacité d’apprendre à lire qui s’en trouve affectée, c’est aussi bien notre envie de vivre. (Christian Jacomino)
Ce qui est remarquable avec la lecture, c’est que, justement, on puisse y trouver cette « parole de l’autre » qui manque à notre vie. Combattre la pauvreté par la lecture est, me semble-t-il, une noble cause. (Gilles Jobin)
En même temps, je découvrais Soulver, un nouveau type de calculette qui fonctionne par intuition langagière. Sans être mathématicien, et peut-être justement parce que je ne le suis pas, je trouve la démonstration très impressionnante (voir aussi le vidcast). Tandis que les technologies évoluent vers l’intelligence artificielle, Robert Bibeau, par le biais d’edu-ressources [note de l’auteur : ce lien n’est plus actif], nous fait découvrir une méthode de multiplication manuelle qui nous rappelle toute l’importance des savoir-faire autonomes. Dans la même veine, Sylvain rapplique avec cette autre méthode manuelle (ne vous laissez pas désemparé par la pub militaire).
Je ne suis pas assez féru en apprentissage des mathématiques pour déterminer lequel de Soulver ou de la méthode manuelle est préférable. Les deux servent d’intermédiaire entre la compréhension du concept et l’habileté à l’appliquer. Par ailleurs, je suis porté à croire que la méthode manuelle est une étape plus propice à la compréhension dudit concept. Pour plusieurs apprenants, elle gagne sans doute à être enseignée avant l’usage de la calculette. Pour d’autres, cependant, elle peut favoriser l’apprentissage, ne serait-ce qu’en validant le résultat de l’opération. Simple réflexion d’enseignant plutôt que de mathématicien.
Dans la juxtaposition de la pensée et de l’outil, il est peut-être utile de distinguer (sans exclure) le naturel de l’artificiel. Le naturel (la compréhension) constitue dans le cas qui nous occupe la finalité, tandis que l’artificiel (l’outil) s’avère un moyen d’atteindre cette finalité. Précisons que dans l’exemple de la multiplication manuelle, le crayon et le papier constituent des technologies, au même titre que la calculette. La grande différence réside dans le savoir-faire. Dans la méthode naturelle, la technologie ne sert que de support, la main servant d’intermédiaire entre la pensée et la démonstration de la compréhension. La calculette, avec son intelligence artificielle, peut toutefois se substituer à la pensée. La compréhension peut n’être que factice. Par ailleurs, cela n’exclut pas que l’on utilise l’outil à des fins d’apprentissage, surtout si l’instrument facilite la compréhension.
Le rapport au savoir comprend une dimension affective. Si l’incompréhension et l’ignorance comportent leur lot de frustrations, une certaine jouissance jaillit du savoir nouvellement acquis. Le plaisir n’en est que plus grand quand les connaissances débouchent sur des savoir-faire. La satisfaction provenant de la compréhension me semble éminemment intrinsèque, tandis que celle qui découle d’un support technologique est aussi extrinsèque. Cela n’est pas mauvais en soi, car une satisfaction accrue favorise l’apprentissage. Dans bien des cas, il faut reconnaître que la technologie permet des savoir-faire qui dépassent le pouvoir de la main. À moins d’un talent exceptionnel, par exemple, un utilisateur peut réaliser une mise en page graphique que seul l’ordinateur lui permet.
Cet interminable exposé, malheureusement trop alambiqué, m’amène à postuler quelques principes pour l’intégration des nouvelles technologies de l’information en éducation. Cela n’a rien de prétentieux. C’est un simple effort de synthèse que je présente comme un document de travail (a work in progress, comme disent les Anglais). Je me ferai un devoir de les modifier, dans l’éventualité où les lecteurs voudront bien y jeter plus de lumière.
Principes d’intégration des TIC en milieu scolaire :
1. La technologie doit servir l’utilisateur sans le déshumaniser. Les nouvelles technologies ne sauraient porter préjudice à l’intégrité de l’élève dans ses dimensions physique, affective, intellectuelle, sociale ou spirituelle. L’élève, dans sa nature comme dans sa finalité, détient la primauté sur la technologie.
2. La technologie doit seconder la pensée sans se substituer aux savoirs essentiels. Un élève doit pouvoir faire la démonstration, oralement, par écrit ou dans l’action, qu’il a acquis un savoir considéré essentiel. Quand les technologies sont appliquées à un savoir-faire, elles ne sauraient court-circuiter la compréhension des étapes importantes du processus. Si le savoir en question concerne les nouvelles technologies, la règle s’applique aux outils technologiques connexes qui peuvent se substituer audit savoir.
3. La technologie doit faciliter les savoirs. Qu’il s’agisse de connaissances déclaratives ou de savoir-faire, les technologies doivent optimiser leur acquisition ou leur objectivation. Ainsi, la motivation peut s’avérer un facteur efficace.
4. La technologie doit se conformer au développement de la personne. L’usage des technologies pour exécuter des tâches répétitives encourt un risque d’abrutissement. C’est vrai également des tâches manuelles, sauf que les nouvelles technologies ont la propriété de le faire en rafale, soit à un rythme peu naturel.
5. La technologie ne doit pas contraindre la liberté dans le choix des moyens. On ne saurait imposer le recours aux nouvelles technologies en lieu et place d’une méthode manuelle. Un élève qui préfère s’acquitter d’une tâche manuellement doit avoir la liberté de le faire. Il revient à l’élève de faire les choix technologiques qui correspondent à la nature de la tâche et en fonction des critères d’évaluation.
6. La technologie ne doit pas entraver l’épanouissement social. Il revient aux parents et aux éducateurs d’être vigilant pour voir à un usage équilibré des nouvelles technologies de la communication, tout en reconnaissant leurs propriétés à favoriser les réseaux sociaux.
Il est difficile de définir des principes très spécifiques au regard de l’utilisation des nouvelles technologies de la communication, considérant leur variété et leur ubiquité. Par ailleurs, la vitesse de leur évolution rend quasi impossible l’établissement de règles strictes. Personne, d’ailleurs, ne veut s’embarrasser d’une réglementation. Je crois plus utile de s’en tenir à des principes généraux qui subordonnent la machine à l’Homme, tout en confiant les détails au jugement des utilisateurs.
Soulignons à nouveau que ces principes s’appliquent à l’éducation. La distinction est importante, car je crois important de limiter l’exercice aux années de formation pendant lesquelles la personne, et principalement le cerveau, est en développement. On situe aujourd’hui cette maturité à environ 25 ans. Ce qui ne veut pas dire que leur application est absolue. Il y a une question de degrés et de jugement qui exigent sans doute une application plus rigoureuse des principes en bas âge.
Mise à jour, 10 décembre 2006 | La participation de Pierre m’a amené à ajouter un paragraphe en fin de texte pour mettre en évidence le cadre éducationnel de l’exercice. Mais surtout, sa réflexion très pertinente a entraîné une modification du 2e principe, que je limite aux savoirs essentiels.
Mise à jour, 24 avril 2007 | Pour une perspective philosophique des nouvelles technologies, voyez d’abord la conférence de Michel Serres sur leur originalité, puis celle d’Edgar Morin sur le thème de l’intelligence de la complexité.
Mise à jour, 04 août 2010 | Dans une conférence aux Chaires de recherche du Canada, Andrew Feenberg de la Chaire de recherche du Canada en philosophie de la technologie présente 10 paradoxes de la technologie résumés par Mind-o-licious (10 Paradoxes of Technology) et que je traduis succinctement :
1. Le paradoxe des parties et du tout
2. Le paradoxe de l’évidence
3. Le paradoxe de l’origine
4. Le paradoxe du cadre (frame)
5. Le paradoxe de l’action
6. Le paradoxe des moyens
7. Le paradoxe de la complexité
8. Le paradoxe de la valeur et du fait
9. Le paradoxe de la démocratie
10. Le paradoxe de la conquête
Mise à jour, 29 décembre 2010 | Au constat de la pénurie d’articles relatifs à l’éthique des TIC, je prends note de ce billet de Doug Johnson qui présente une douzaine de conseils sur le sujet : A dozen ways to teach ethical and safe technology use. J’apprécie particulièrement l’approche participative de l’enseignant dans le respect des apprenants.
1. Que les TIC soient ressaisies dans une logique d’institution (dans le sens de conventions sociales) plutôt que dans une logique de service.
2. Que l’horizontalité des échanges n’écarte pas l’exigence de vérité.
3. Que la multiplication des images n’abolit pas la capacité à construire du symbolique.
4. Que cette utilisation ne fasse pas oublier les fondements anthropologiques de l’entrée dans l’écrit.
Si les cultures orientales nous paraissent distantes, c’est qu’elles accordent une large place à l’immatériel. Elles sont bien loin de la raison pure, du positivisme et du pragmatisme qui caractérisent l’Occident, lequel glorifie d’abord l’efficacité et la performance, deux qualités qu’on associe également aux machines. Cela fait des sociétés puissantes, mais sans âmes. L’école n’y échappe pas, elle qui a relégué la morale et les arts dans les faubourgs, après avoir rasé la philo. Mal lui en prit, car elle ne forme qu’une partie partie du cerveau. …
Notre système d’éducation est obsédé par le développement des connaissances, des habiletés et des compétences. Dans la plupart des cas, on fait appel à l’hémisphère gauche du cerveau, c’est-à-dire à la logique et à la pensée analytique. Ce faisant, on néglige le développement de l’hémisphère droit, centre de la pensée holistique, artistique et intuitive. Il en résulte des esprits qui présentent des lacunes. Pour certaines cultures, il s’agit d’un handicap.
Sans prétendre au pancalisme, il faut accorder une plus grande importance à la sensibilité esthétique. Les Japonais, par exemple, sont éduqués dans un environnement qui valorise la beauté, l’art et le design. Kathy Sierra, qui s’est maintes fois penchées sur la question, fait valoir les différences profondes qui en émergent. Arrêtez-vous, un instant, aux deux couvercles en tête du billet : remarquez comme le premier (américain) est couvert d’un asphalte usé, tandis que le second (japonais), en plus d’être beau, est immaculé. Ainsi, la beauté a sa propre forme d’efficacité.
Nous devrions peut-être, en effet, commencer à penser comme des designers. L’idée est d’ailleurs reprise dans un dossier du magazine Fast Company sur 20 grands designers industriels. Non pas que je veuille transformer les élèves en artistes du marketing, mais former des esprits plus épanouis et créatifs.
Les philosophes, en commençant par Plotin qui y voyait l’harmonie de la forme et de la matière, ont longuement considéré la beauté. Comment le leur reprocher ! Déjà, avec Saint-Augustin, on lui attribuait une connotation métaphysique. Aujourd’hui, on reconnaît qu’elle joue sur les émotions. Charles Ferdinand Ramuz, entre autres, disait que « la beauté ne se prouve pas, elle s’éprouve. »
Les émotions occupent une place importante en éducation — du moins, elles le devraient. C’est grâce à elles, entre autres, que les choses prennent un sens personnel. Sans compter que la mémoire émotionnelle joue un rôle cardinal dans les décisions.
Il suffit d’observer les jeunes pour voir à quel point ils sont sensibles à la beauté. C’est une réaction instinctive au plaisir, et une preuve additionnelle que notre cerveau est conditionné à répondre plus instinctivement aux images qu’aux mots.
D’une certaine façon, cela explique pourquoi j’utilise un ordinateur Apple. L’interface graphique me captive, d’une part, alors que les appareils me séduisent. Par moment, je réalise que la contemplation de la beauté hypnotise et ralentit, tandis que la laideur, en provoquant la fuite, a un effet d’accélération.
Mise à jour, 20 juillet 2005 | Fernette et Brock Eide rapportent une étude neurologique qui établit, entre autres, une corrélation entre la beauté et la motivation :
Beauty is a powerful motivating and organizing factor for many creators and innovators, and when we look to see what is distinctive about the brain’s experience of beautiful things, we see that beauty activates a part of the brain associated with reward.